Il y a ce rictus que je déteste qui apparaît à certains moments sur mon visage. Je ne suis même pas certain qu’il s’agisse d’un signe de plaisir. Peut-être plutôt du dégoût. Il zèbre ma bouche, de biais, en fronce les commissures. J’essaye de le contrôler en détendant mes narines et ma lèvre supérieure, et ça me donne un air niais. Que je préfère. Mais à l’analyse, il semble que ce rictus apparaisse dans certaines situations où je me sentirais faux. Et la fausseté de mon air niais aggrave cette sensation.
Ma cellule s’étend sur deux mètres carrés d’horizon sans barreaux. Au-delà, il n’y a rien. Le dédale des couloirs qui parcourent l’espace des douches au réfectoire fait des nœuds inextricables. On y croise des nombrils, des visages et du plâtre que le simple fait d’exister semble suffire à émouvoir. Les hommes ici, n’ont pas de queue, n’ont pas de tête. A commencer par l’odorat, j’y perdrai tous mes sens, et au bout, moi aussi, on m’appellera X, par souci d’anonymat.
Ce n’est pas une fuite. J’aime le rapport avec les gens, même si je suspecte qu’en deçà, là où ça remue, il y a un doute. C’est comme un frisson qui me parcourt au moindre écart, au moindre ajout. Pas même encore un mensonge. Je déteste les mensonges. Même le fait de dire bonjour. Au fond, je dirais que c’est tout ce qui est faux qui me dégoûte. Et bonjour en premier. Alors, je tire sur ma peau avec la paume de mes mains pour la retendre comme un tambour. Saleté de rictus.
J’en voudrais un masque. Un nouveau. Avec des trous dedans pour que cette fois j’y voie. Je voudrais un lifting pour que tout glisse dans l’huile. Les rides sont là où s’accroche le temps, et moi, je n’en ai pas. Que les mots soient d’une autre langue. Que le spectacle recommence, cette fois dans la lumière.
Au-delà il y a à plaider. Les affaires judiciaires. Des gens sérieux qui raisonnent en robes noires. Pas comme moi. Moi qui passe mon temps à sourire pour me blanchir de tout. Un marteau qui frappe les sentences. Des décisions arrêtées. Un univers fait tout entier de la recherche de la vérité, comme au cinéma, quitte à la décider par le vote majoritaire des personnes innocentes, ignorantes, quitte à la tirer tout entière aux dés, une bonne fois, et en finir avec ça.
En finir avec les abris bus pour passer les heures, les salles vides des théâtres pendant qu’on y passe l’aspirateur, les petits parcours dans les grandes surfaces entre poids chiches et sanibroyeurs, les bancs dans les parcs à nourrir les pigeons, et puis les piles de documentations, glanées dans les salles d’attentes, apprises par cœur, et qui vacillent sur la hauteur dans un recoin discret du grenier. Un échafaudage pour le supplice. Tout pour laisser penser que j’ai une vie en dehors du foyer.
On connaît cette histoire. Rentrer tard et fatigué, les jambes coupées à faire le tour du quartier. Un reste de repas vite fait avalé sur un coin de saladier. Un baiser aux enfants qui dorment à poings fermés, et aller se coucher. C’est cet épuisant séminaire d’orthodontie. J’aime la Suisse, mais je m’en serais passé. Un repas avec le formateur et le ministre de la santé. Un rien copieux. Quelqu’un de formidable. Raté le dernier train. J’ai mal aux reins.
Et puis le principal. Un fond de colère, omniprésent, dont le contrôle me prend le plus clair de mon temps et la majeure partie de mon énergie. Ca me rend tendu, mal à l’aise, assez agressif, raisonnablement sarcastique, aussi, absurdement dominant et vengeur. Vengeur petit, comme on en connaît des gagnants.
Cette colère, quand elle se mêle à l’écœurement, qui me donne parfois de l’humour. Un humour plein d’humanité, dit-on. C’est peut-être cette ressource là qui m’a longtemps permis de ne pas tuer, au moins moi-même. Plus une sainte frayeur de la souffrance, de la chair et du sang. Et un attrait pour l’abominable et le monstrueux, qui m’ont tous deux traîné pendant des années de parcs zoologiques en sous-sols de holdings, et de parkings en parkings, à passer des journées entre deux magasines.
Je n’aurais jamais su être praticien. J’ai raté tous mes examens. Il a bien fallu que j’invente. Ca ne pouvait pas être bien grave. Ca faisait tellement plaisir à tout le monde. On a fêté mes succès, entre amis, en famille, et maman a passé ses dernières années dans la fierté. Elle, une fille d’exilés. J’étais cité dans les soirées. Bientôt on me croirait riche. On voudrait m’inviter à la télé. J’étais fait comme un rat. Prisonnier de mes mots. Ma femme était mariée à un homme respecté. Mes enfants avaient un bon père, et un avenir dégagé. Au fond, j’aurais bien assassiné toute ma famille, dans la nuit, au fusil de chasse, pour sortir d’une petite invention qui avait fait plus que son époque.