L’horizon se dégage, brumes matinales, le rideau se lève et dévoile la scène. Sur la droite, un jardin suspendu accroché à la colline comme un balcon où monte une glycine. Un arbre vieux comme la terre qui se tord dans un coin et abrite quelques chèvres, peut-on croire.
Au premier plan, c’est une table ronde en fer forgé, ou une imitation. Elle donne l’impression que quelqu’un va venir s’asseoir. Il poserait sur la nappe grise son ouvrage de la veille : la sculpture en bois de chêne d’un cavalier napoléonien pendant l’assaut.
On imagine la Bérézina. Le bide, le four, et ce n’est pas de la poterie. Les pieds gelés, les bottes à trous pour en chasser l’eau, et le petit renflement dans la poche de sa vareuse qui trahit la présence d’une fiole d’alcool presque pur, et déjà presque vidée. C’est que l’air est encore frais.
On sent qu’une femme, quelque part dans le fond sibérien attend son retour, ou son prochain passage. Il lui aura promis des monts et des merveilles. Il aura même écrit des poèmes dans un mélange très intimes des langues.
C’est un cadeau pour son petit-fils. Il trônera parmi les couverts, les bols et les tasses préparés et disposés dans un geste serviable, alors que tout le monde dort encore, et qui goûte déjà le sens de faire plaisir avant l’heure. L’année dernière c’était un casque allemand en résine de synthèse et un pistolet à bouchon comme on n’en trouve plus.
Derrière, c’est un muret de pierres qui sépare la terrasse de la pente, orientée sud-ouest, sans doute un vignoble. Mais, même s’il fait déjà chaud, ce n’est pas encore l’heure des lézards, et il n’y a pour l’instant que quelques touffes de thym qui s’agitent dans la brise légère, et des brindilles plantées à la verticale sans une raison précise.
C’est aussi l’un de ces murets qu’on enjambe. Il est si sensible qu’il donne envie de dévaler le chemin poussiéreux à toute allure, main dans la main. Et finir en roulades dans un carré d’herbes sèches que le maraîcher n’a pas encore débroussaillé.
Sur la gauche, mais peut-on parler de gauche, on retrouve un bout du chemin poussiéreux. Il reprend un lacet au contour d’un rocher qui borde la rivière se jette à guet dans une cathédrale de joncs secs et friables. Et disparaît, parce que le mur de la maison fait obstruction et qu’on ne peut pas voir plus loin.
C’est une zone incertaine. On ne l’a même pas imaginée, j’en suis sûr, même pas comme on projette avec flegme les parents d’un vieil ami d’enfance du personnage principale de la pièce qui se joue ici bas, parce qu’il faut bien donner une cause raisonnable à ses agissements les plus ordinaires, même si, matériellement, on en entendra jamais parler, ni là ni ailleurs.
Ce n’est plus un rôle mineur, c’est un rôle minable. On y pense pas. Une fin de non recevoir. Une poste restante de l’imagination. Aucun destinataire à l’adresse indiquée. Il faudrait que des visiteurs s’attachent à la maison suffisamment pour y passer leur existence, avoir des enfants. Et, enfin, un postier de la vie y apporterait la lettre, le mot, comme on déterre des vieilles bombes qui n’ont encore tué personne, simplement en labourant ses champs.
Au bout des chemins en friches, encore des murs à abattre.