Antoine ne se sera pas déplacé pour rien. Il a changé d’angle. Sa nouvelle chaise n’est pas moins confortable et, de là où on le situe à présent, il pourra voir arriver ce qui se présente. On s’en doute, du côté d’une gare, un bus n’est jamais loi. Un taxi pour le moins. Et les coups de vent qui font palpiter les branchages des arbres qui remontent de l’avenue lui en porteront bien jusqu’ici la nouvelle avant le jour prochain.
Il se sera enfin décidé à sortir le stylo de la poche de son veston, tirer sur le bouchon et le poser sur la table au milieu des miettes de croissant laissée par un autre touriste, et son pourboire en monnaie légère. Laisser à son tour, une trace, un bout de soi, sur une carte postale, ce serait comme tourner la page. Toucher au but.
La photographie montre un coin de monde sans monument. Un morceau de nature vu en surplomb avec rivière, champ cultivé ; sur une hauteur, un village, devant, un arbre. Autour, on ne sait pas. J’imagine un essieu de tracteur abandonné, une haie de bambous, un chemin blanc qui serpente à l’oblique pour rejoindre l’ancienne carrière sur la pente et croise sur sa route une masure dévastée, une piscine en bois, des chevreaux sans barrières. Des histoires.
L’idée serait d’écrire au dos. Un mot, seul, sans plume et sans bougie. Un mot sans adresse qu’on laisserait là, à attendre son destinataire. Le poser en appui sur la tasse de manière à attirer l’œil, comme un module en vitrine. Le laisser assez large, d’une écriture malhabile, pour qu’on y trouve des souvenirs personnels, des allusions, des intentions, et se confondre, et se troubler. Une signature énigmatique qui pose un doute sur l’auteur, simple visiteur.
Inconscient des manigances qui le concernent, de proche en proche, l’individu arpente alors les rues de la ville. Simplement, à la rencontre de son histoire, il prend garde de sceller son destin à chaque fois que résonne son pas sur le pavé. Il a les mains plantées dans les poches de son veston. Il flâne, remontant par moment ses lunettes de soleil sur son nez, et jette un regard impressionné sur la façade des immeubles centenaires, vaguement à la recherche d’un numéro de rue, une porte cochère.
Dans l’angle d’une fenêtre, en hauteur, à l’étage, et derrière la chute droite d’un rideau de lin aux volutes balayées par le vent, une femme. Sa silhouette s’est dégagée clairement l’espace d’un instant ; sa chemise ample qui retombe sur ses anches, sa culotte fine aux broderies sur les profils, ses cheveux attachés en chignon, son ventre rond. Il semble qu’au passage elle ait posé aussi son regard sur lui. Il en garde l’impression persistante dans l’orbite de ses yeux, sans savoir s’il l’a rêvée, ou bien si c’est le vent qui joue avec les plis, ou bien si c’est le temps. Comme une terrasse de café fait l’angle de la rue opposée, il repassera par ici.
Antoine ne s’attardera pas. Il laisse une lettre pleine de mot, un mot plein de lettres, qu’il sait désormais vivre sa propre aventure. Il range consciencieusement le journal qu’il avait déplié pour référence, rebouche son stylo et se tient sur le départ. C’est comme s’il n’était déjà plus là, comme s’il ne l’avait pas été ; du moins l’espère-t-il, l’attend-t-il, comme on met dans ses bagages à main des caramels, un gros bouquin, pour le voyage en train.
Il reste des traces de sable sous les semelles, mais plus de trace de semelles sur la plage. Les dunes sont libres et les roseaux semblent seuls. La page est blanche. Justement.